Le palais mental

Il y a deux jours, je laissais en suspens la narration de mon séjour hospitalier à la porte du bloc opératoire. En comprenant que la clinique fonctionnait comme une usine à la chaîne, j’ai pu donner du sens à tout ce qui me contrariait et me stressait depuis mon arrivée.

Probablement que ce travail à la chaîne est la méthode la plus efficace et la plus sûre. Finalement ce qui compte c’est de ressortir vivante et réparée. Je ne sais pas si c’est en rapport avec mon trouble du spectre autistique ou pas, mais j’aurai aimé entendre quelque chose de simple comme : pour bien vous préparer mentalement, voyez votre séjour dans notre clinique comme si vous étiez une voiture dans une chaîne de montage » c’est peut être un peu cru ? Je ne sais pas pourquoi les réalités sont si difficiles à verbaliser dans le monde neurotypique.

Roulée en chien de fusil pour faciliter l’introduction de l’aiguille dans ma moelle épinière, surtout ne pas bouger, je suis maintenue à bras le corps par un nouveau maillon de cette chaîne de spécialistes. Chacun son rôle, chacun sa place. On séquence chaque geste par tranche et on modélise le patient en petites rondelles. A lui de se débrouiller pour tenir tout ça en tas.

Mais quelle belle philosophie finalement que de faire confiance au patient pour qu’il se garde entier ! Je suis contente, non seulement j’ai accepté le côté industriel de la chose mais j’ai bien retourné la situation : je viens de passer d’objet à sujet.

A chacun sa responsabilité.

Quoi qu’il advienne, mon rôle est de maintenir ce double regard. Je suis leur objet et je suis mon sujet. Je vais unifier mon âme aussi efficacement qu’ils manipulent mon corps. A eux les genoux et la cheville, à moi la bille et ce jusqu’à la quille! Quel beau programme!

Je me sens très enthousiaste quand on me remet sur le dos et que mes jambes se font lourdes. Je sens le lit rouler, je vois le plafond défiler et sens mes talons s’enfoncer. Je ferme les yeux. Je prends mon rôle de maintien de l’unité très au sérieux et plonge au cœur de mes ressources mentales. Et faudra bien s’accrocher.

Une des particularité de ces anesthésies rachidiennes, c’est de continuer à percevoir nos jambes dans la position dans laquelle elles se sont endormies. Une fois, lors d’une autre opération de même nature, ma jambe avait glissé et la table à l’endormissement et j’avais eu pendant toute l’opération la sensation d’avoir la jambe qui pendouillait à côté du lit.

J’ai toujours les yeux fermés. J’entends qu’on est entré dans le bloc. On me soulève, me manipule, m’installe sur un truc un peu plus dur et un peu plus froid. On me ligote par la taille. Plus exactement on me sangle. Je suis bien allongée de tout mon long sur le dos. Comme ça secoue un petit peu je décide d’ouvrir les yeux. Quelle drôle d’idée.

En face de moi, je vois deux visages sombres masqués et calottés. C’est déjà impressionnant en soi à cause de la surprise mais de voir qu’ils ont chacun un gros boudin taché de bétadine sur leur épaule et que ces boudins se terminent par des pieds, par mes pieds ! mon cerveau peine à comprendre… ça c’est cocasse. Parce que moi je sens clairement mes pieds posés sur leur talon.

Ressources mentales. Je suis leur objet et je suis mon sujet. C’est normal. Et c’est marrant. Ces deux mecs ont de très beaux yeux, ils sont costauds et concentrés. Il font leur travail dans la chaîne. Ils parlent doucement. Tout va bien.

Mais ! j’ai les quatre fers en l’air… et j’ai pas de culotte… vous voyez la scène ou pas ? on est en train de me sangler, j’ai le Pompon à découvert et je suis paralysée. C’est plutôt malaisant…

Ressources mentales. Je suis leur objet mais je suis mon sujet. Mon rôle parle : Tu vis un moment particulier, mais tout est normal. Ils font leur travail qui ne doit pas être facile tous les jours. Tenir des jambes en l’air et se voir imposer l’intimité de vieilles femmes tous les jours, c’est une routine particulière mais une routine quand même. Je compatis.

Et dans ma tête la petite voix déraille : Tu connais l’affaire Scouarnec ?

Ressources mentales. Je suis leur objet mais je suis mon sujet. Je peux choisir mes pensées et travailler à rester en un seul morceau. Mais Scouarnec c’est rude comme pensée dans cette position.

Je n’ai pas le coeur assez bien accroché pour parler de Scouarnec ici mais ça n’était clairement pas le moment de penser à lui et si tu ne me crois pas : Google est ton ami.

Direction mon palais mental.
Par exemple la Dent de Vaulion. Depuis son sommet, quand le temps est clair, on peut y voir sept lacs loin à la ronde. C’est un endroit fait pour ces moments où il est sain de fuir la réalité et ses peurs. Je l’utilise aussi en ville quand la foule et le bruit s’unissent pour m’agresser. J’y suis montée un jour, juste pour installer dans ma mémoire cette vue, ses sept lacs et ses détails afin de m’y rendre mentalement à volonté.

Je fais plusieurs fois le tour complet et à chaque tour je cherche plus de détails. Ainsi je peux y rester un temps presque infini. Depuis la gare de Berne (la plus bruyante) ou depuis le boum boum d’un scanner ou d’une IRM, depuis ce bloc opératoire, le chemin est direct.

D’abord le lac de Joux, bleu profond, coupé par un petit sapin vieux et rachitique très émouvant. En trichant un peu, et en jonglant mentalement entre plusieurs tableaux mémorisés à quelques pas de distance on voit les lambeaux du Lac Brenet à travers la roche. Il est plus turquoise que son voisin. Je pivote lentement de gauche à droite avec de profondes respirations. Mon regard est arrêté par le pâturage, croise le sommet, puis maintenant je vois le lac de Neuchâtel. Il est encore net bien que son bleu semble délavé. À l’arrière une tache presque blanche marque le lac de Bienne et sur la droite se confondant avec les prés, je devine le Lac de Morat. C’est très rare que l’air soit suffisamment stable pour le distinguer. Et puis la plaine, des plaques jaunes ici et là… le colza qui de tache en tache me ramène vers Léman. Quelle pays! Quelle beauté ! Que c’est vaste cette petite Romandie. Le Lac est coupé à nouveau par le pâturage qui mène au café et quelques sapins pointent vers le ciel qui m’entraîne à nouveau à mon point de départ sur le Lac de Joux. C’est là qu’il faut étirer le regard vers le lac des Rousses. C’est alors que je prends le temps de chercher le dernier. Il est tout petit et pas très loin, je ne le trouve pas tout le temps. Mais il me chatouille la mémoire et me rappelle où je suis. C’est le lac Ter. Je le trouve délicieux.

Je rouvre les yeux. Le chirurgien travaille. Je ne le vois pas. On a placé un champs avec un drap bleu qui me coupe la vue. J’ai chaud, je suis détendue, on s’ennuie ici, je repars pour un tour.

Je suis tellement fière de n’avoir été submergée par aucune peur, aucune panique, aucune image négative. Vers la fin l’anesthésie n’était plus si forte, je pouvais bouger les jambes et sentir les gestes du chirurgien. J’ai changé de Palais et j’ai étreins le tilleul derrière l’abbatiale de Romainmôtier.

Et puis j’ai perdu le fil parce que je me suis réveillée à l’autre bout de la chaîne, en salle de réveil. Si c’est pas beau la Romandie!

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5 commentaires

  1. Bravo à toi pour ton immense courage ! Ce que tu as réussi à faire pendant l’opération est remarquable. Garder ton calme et te concentrer sur des lieux apaisants malgré les circonstances montre une force intérieure impressionnante. Tu peux être très fière de toi. Je t’admire profondément. Bonne convalescence. Bisous

  2. Toi seule Pascale est suffisamment sensible et créative pour transformer une opération en poésie. Je pratique également les méthodes de visualisation mentale et je m’en suis servie lors de la pose de ma prothèse de genou. Mais je suis incapable de faire de ces actes un peu barbares,mécaniques et presque robotisés un résumé aussi poétique.
    Bon rétablissement Pascale

    1. Génial! Ça aide souvent ces palais. Je n’arrive pas à retrouver tout ce que je veux mais les images que j’ai engrangées dans le but d’y revenir mentalement ressurgissent facilement. Et ceux que j’utilise souvent comme la Dent de Vaulion deviennent plus efficaces.